˜ XXV

Il ne restait plus que deux jours avant le solstice d’été. La pleine lune tomberait exactement cette nuit-là. Cette fois, ce ne serait pas la créature qui agirait. La créature n’existait plus. Enfin, si, elle vivait toujours, mais elle n’était plus dépendante ; elle était en Eswann. Elles ne faisaient désormais qu’une. Le rituel accomplit sur Marcus Elwood avait clos la lente absorption du vampire par sa maîtresse ; chaque goutte de sang bue sur tous les élèves morts y avait contribué. Elle ne craignait plus rien, ni lumière, ni arme d’argent, ni pieu, ni eau bénite, rien.

Bien sûr, il restait des éléments perturbateurs, en la personne du chasseur de vampires, et aussi en celle du professeur de potions, ce damné mage noir sur le retour. Mais vu la façon plutôt amusante dont ils avaient échoué moult fois, ces incapables, ce serait une véritable partie de plaisir que de leur arracher la proie.

Personne ne savait comment la détruire, elle, l’envoyée du Mal. Qui saurait qu’il fallait lui couper la tête, après avoir mêlé son sang à de la sève de chêne centenaire, et la brûler ? Qui réciterait les formules qui annihileraient son âme pour la renvoyer en enfer ? Qui ? Ces rites-là étaient tombés dans l’oubli depuis des siècles. Elle seule connaissait la magie antique, elle seule avait ce savoir, elle seule connaissait ses faiblesses, son unique faiblesse.

Elle voulait manger le cœur de la jeune Alice, pour accéder au pouvoir le plus délicieux qu’il soit : dominer tout, monde moldu et sorcier confondu, pour l’offrir au seul Seigneur des Ténèbres – ou pas.

Qui eut cru que dans cette gamine résidait une magie ténébreuse si pure ? Le savait-elle, elle-même ? Sûrement pas. D’où sortait-elle, elle ? Du ventre impur d’une femme moldue ? Vraiment ? Elle connaissait la magie noire, elle aimait cela, elle avait même tenté de l’envoûter, une fois, mais elle avait échoué. Elle avait du potentiel, comme c’était dommage de devoir la tuer… Elle aurait fait une parfaite servante du Lord, elle lui aurait été totalement soumise, en tout. Non, elle devait mourir, car la force résidait dans son cœur, son cœur palpitant qui diffusait dans ses veines un sang si brûlant, si obscur et si lumineux à la fois.

Et puis, une fois qu’elle aurait dévoré le cœur de la fille, elle irait arracher la tête de l’infidèle maître des potions, cette espèce de vieux prude, qui se pensait intouchable, qui n’osait même pas reconnaître qu’il aurait pu s’adonner à bien des plaisirs avec elle, si seulement il ne se voilait pas si stupidement la face ! Il avait commis l’affront de la repousser, elle, Eswann, alors que rien ni personne ne lui avait jamais résisté, alors qu’elle jouait si facilement de ses charmes, pour faire tomber dans ses bras meurtriers, les jeunes gens qui y laissaient la vie. Oui, elle le tuerait aussi, lui, le fier et froid sorcier au cœur éteint ; elle le torturerait – pourquoi ne prendrait-elle pas Alice sous ses yeux ? – et elle le tuerait, doucement, petit à petit, et elle l’abandonnerait aux corbeaux. S’il n’était pas à elle, et bien, il ne serait à personne.

Eswann Bathory, le sourire aux lèvres comme jamais, donnait son dernier cours de Défense contre les Forces du Mal, sans même s’appuyer sur le livre qu’elle avait laissé, ouvert, sur son bureau. Elle était en train d’expliquer à la classe de cinquième année de Poufsouffle, comment se défaire d’un esprit, surtout si celui-ci hantait votre maison et s’y manifestait violemment. C’était fort intéressant, et pour une fois, la prof semblait en pleine forme – ou en pleines formes, se plaisaient à penser certains garçons, comme d’habitude. Elle était souriante, avait bonne mine et ne s’était pas arrêtée une seule fois pour reprendre son souffle – plus aucun effet secondaire de sa lente mutation. Elle savait très bien qu’ils la trouvaient affolante, et elle regrettait vraiment de ne point pouvoir déguster celui-ci, celui-là et aussi cette petite rousse qui semblait si délicieuse… Aujourd’hui, elle se sentait si bien !

Si ces pauvres gamins savaient comment elle s’y était prise, pour en arriver là ! Ils s’enfuiraient tous en courant, et même, s’ils se sauvaient, elle les rattraperait sans mal et les égorgeraient, les filles en dernier, pour boire leur jeunesse à même la peau.

S’ils avaient su qu’elle pouvait tous les tuer, là, d’un coup…

Si elle avait su que quelqu’un connaissait le moyen de la détruire… Si elle avait su que sa proie et son ennemi possédaient la clef de son secret… Evidemment, elle ne le savait pas, pas plus qu’eux ne savaient ce qu’elle était, pas plus qu’elle ne savait que la race dont elle descendait à présent s’éteindrait avec elle, et qu’avant elle, il y avait eu Lucy et William Drake…

Si elle avait su qu’elle avait été choisie, qu’elle n’était qu’un jouet…

Dans son manoir bien trop calme, Draco Malfoy faisait les cent pas, inquiet, nerveux, à deux doigts de courir chez Engel Sheller pour lui demander d’arrêter séance tenante ses manigances, parce qu’il en avait assez de devoir mentir, il en avait assez de voir ce sale type venir chez lui, pour courtiser sa mère qui perdait la raison chaque jour un peu plus !

Draco Malfoy n’était certes pas un enfant de chœur, il n’était pas quelqu’un de véritablement gentil, ni serviable, il ne faisait rien gratuitement, mais il ne supportait plus les agissements de l’ancien ami de son père. Ce qu’il avait fait était intolérable. Ce débauché le mettait hors de lui !

Il y avait ce vieux secret, qui lui pesait trop.

Il avait fait venir ici la fille Drake, Alice, pour lui apprendre qui elle était en réalité. A l’heure qu’il était, elle avait sûrement dû en parler à son mentor, le professeur Rogue. Elle avait dû lui dire sous quel nom elle était née. Elle devait donc désormais savoir comment ses parents avaient trouvé la mort, et pour quelles raisons. Donc, elle devait savoir quel genre de personnes ses parents avaient fréquenté, dont Rogue lui-même. Lui, Draco, avait fait cela sciemment, sans aucun remord sur l’instant. Comme un jeu.

Il était peut-être tout puissant dans son monde du Ministère, mais là, ici, au dessus du Ministère, il y avait Sheller, avec son sourire enjôleur, sa voix suave qui aurait fait fondre un bloc de glace, son regard perçant qui vous met à nu sans manière, sa façon reptilienne d’embobiner les gens sans même qu’ils s’en rendent compte, si bien que ceux-ci ne peuvent plus que se plier à ses exigences. Sheller, Engel de son prénom – mensonge, il n’avait rien d’un ange, sinon ses yeux d’un bleu céleste – avait promis à Draco que sa mère resterait avec lui, chez lui, au manoir, et qu’il n’ébruiterait jamais sa folie, ni le fait qu’elle s’était retrouvée à moitié nue sur le chemin du village, à danser dans la fontaine ; il avait aussi promis que certaines de ses pratiques magiques resteraient sous silence ; il avait aussi promis que Son courroux ne retomberait pas sur lui et sa mère, s’il l’aidait à faire tomber le cœur qui ramènerait Sa puissance.

Il avait cherché longtemps, ce que Sheller entendait par " cœur ". Puis il y avait eu cette affaire de meurtres à caractère vampirique, à l’école de Poudlard. Comme par hasard, on l’avait chargé du dossier. Il y avait trouvé le nom pour le moins étrange de cette Alice Rogue. Il y avait eu plusieurs morts, et Albus Dumbledore, le doyen, avait demandé officiellement la venue d’un spécialiste. Draco avait donc trouvé tout naturel d’envoyer Ethan Lhiannan-Sidhe, un ancien camarade d’université du professeur incriminé ; de toute façon, c’était son meilleur élément, le plus jeune aussi, mais qui avait réussi à rester en vie après l'intrigue du démon japonais.

Mais Draco n’avait pas envie que par le biais de son vampire, Sheller ne fasse mettre à mort Alice. En souriant, il se demanda pourquoi ne tuait-il pas sa fille ? Elle avait l’âme si noire, qu’il avait dû verser une grosse somme à l’école, pour que le Choixpeau magique ne l’envoie pas à Serpentard ; la corruption, elle aussi, elle s’y connaissait, à en croire les filles qu’elle avait mises à sa botte. S’il ressentait le besoin de puissance, il ne pouvait pas se débrouiller autrement ? N’y avait-il que le sang, la chair et les os, pour ramener à la vie, le plus immonde de tous les démons de cette terre ? Le cœur d’Alice ne descendait pas de lui, le Lord. Pourquoi elle ?

Ni elle, ni Rogue, ni lui, personne ne savait que de vampires ne pouvaient venir que des vampires. Eswann Bathory s’était faite mordre et parasiter, c’était une aubaine pour Sheller – ou un coup habilement monté ! Sinon, il serait sans doute encore en train de chercher un réceptacle pour sa créature. Mais Alice, elle, descendait des Drake ! Sheller ne pouvait ignorer qu’elle avait juste hérité des pouvoirs obscurs de ses parents, elle n’avait aucun lien avec Voldemort. Seul du sang vampirique coulait dans ses veines, ce n’était pas une raison suffisante pour vouloir son cœur ; ce n’était tout simplement pas une raison du tout ! C’était absurde, complètement absurde, comme toute cette histoire, depuis le début ! Oui, tout, depuis le début, n’était qu’absurdités, rien ne se tenait.

" Accio absinthe ! "

Draco n’avait pas envie de se déplacer jusqu’au coffre à alcool ; il reçut le coffret contenant l’absinthe et s’assit sur le canapé, face à la cheminée. Il se moquait bien de savoir que n’importe qui pouvait le voir, parce que tout le monde savait que c’était l’abus de cet alcool qui avait rendu folle sa mère. A vrai dire, elle avait commencé à s’y adonner, après la mort de son époux, dont elle ne se serait jamais remise de toute façon. Lorsque Sheller avait bien gentiment étouffé l’affaire de la fontaine du chemin, toutes les bouteilles de cette liqueur interdite avaient été vidées et brûlées. Cela n’avait pas rendu la raison à Narcissa Malfoy, loin de là ; maintenant, elle ne faisait juste que vivre, avec parfois, des crises de larmes intenses, poussant de longues plaintes, auxquelles succédaient de longues heures de silence oppressant.

Et là, c’était son fils, qui préparait son propre verre d’une main experte ; la cuillère en argent, le sucre, la liqueur qui coulait en exhalant son odeur particulière… Et cette couleur verte, si mystérieuse…

Draco avala le contenu de son verre en petites gorgées, qu’il laissait sur sa langue quelques secondes, comme pour laisser l’alcool l’envahir le plus insidieusement possible. Cela montait vite à la tête, et la danse des flammes dans l’âtre, devant lui, avait quelque chose d’envoûtant, elle aussi, comme si lentement, ces flammes prenaient la couleur de l’absinthe, et qu’elles devenaient un merveilleux feu vert émeraude, comme si de ces flammes sortait un démon, ou une âme égarée, enfin, un être tourmenté qui venait pour lui, pour le prendre et l’emmener dans son enfer de souffrances éternelles.

Il s’en servit un deuxième…

Les hallucinations avaient un côté effrayant, mais tellement apaisant, parce qu’elles lui faisaient oublier qu’il n’était qu’un sale gosse qui joue avec le feu, parce qu’il oubliait qu’à cause de lui, de sa lâcheté, quelqu’un allait mourir, alors qu’il ne le voulait pas.

Que faire ? Rejoindre les autres dans un combat silencieux ridicule ? Conneries ! Lhiannan y laisserait peut-être la vie, mais il ferait le boulot pour lequel il était payé. Rogue finirait par s’en aller loin d’ici, s’il s’apercevait du degré de pourriture du monde sorcier, même sans Voldemort, quoique, comme rien ne semblait l’ébranler, celui-là… Dumbledore était sans doute perdu. Alice… Et bien, Alice était le point central de cette affaire.

Il se servit un troisième verre, le dernier espérait-il.

Alice… Il l’aurait bien volontiers mise dans son lit, finalement, ça aurait été toujours mieux pour elle que de se retrouver éventrée et le cœur arraché… Non mais franchement, cette liqueur lui faisait penser de ces trucs ! Il étouffa un rire quelque peu dément. Alice dans son lit, pourquoi pas ?

Des coups frappés à la porte du salon le firent à peine bouger ; il grogna un vague " foutez-moi la paix ", mais resta vautré dans le canapé, son verre encore à la main, posé à côté de lui, dont quelques gouttes souillaient le velours vert anglais. Tout ce vert… Ecoeurant.

Son elfe de maison entra, pour aussitôt laisser la place à la personne qu’il avait le moins envie de voir, pour l’instant, chaque fois, tous les jours. L’elfe s’en alla aussi vite, fermant la porte derrière lui ; comment était-ce, son nom, déjà ? Peu importe.

" Qu’est-ce que vous voulez ?" grommela Malfoy, sans même se lever pour accueillir son invité qui s’était invité.

L’autre, sans aucune manière, vint s’asseoir lascivement sur le fauteuil, à la gauche de son hôte.

" - Quoi ? Je suis persona non grata ? fit Sheller en souriant.

  1. Ce n’est pas un moulin, ici, c’est chez moi, répondit Malfoy gracieusement. Pourquoi vous êtes venu ? Sans vous faire annoncer, en plus ! Ma mère est souffrante !...
  2. Je voulais savoir juste une chose. "

Ce qu’il pouvait être agaçant, avec son sourire de bellâtre ! Des claques, oui ! Non mais, pour qui se prenait-il, pour aller et venir ici comme dans sa propre maison ?

Malfoy se redressa ; le verre d’alcool roula sur le canapé et alla se briser sur le sol, en deux morceaux. Il y vit comme une sorte de présage, un mauvais présage.

" Vous n’êtes pas sans savoir que demain, c’est le solstice d’été, et que la nuit prochaine, la lune sera pleine… " fit Sheller d’un ton léger.

Malfoy hocha la tête en haussant une épaule ; oui, il savait cela. Pourquoi diable se prendrait-il autant la tête, sinon, hein ? Il jeta un coup d’œil par terre ; un de ces deux bouts de verre suffirait à trancher la gorge de ce fourbe… Il valait mieux qu’il n’y songe pas. Il était puissant, Engel, très puissant, et même si l’Avada Kedavra faisait partie des sorts Impardonnables, il en connaissait des pires que cela. Il connaissait les formules de magie interdite, celles que lui, Draco, ne pouvait même pas imaginer. Rester en vie lui serait utile…

" - Et alors ? fit-il tout aussi légèrement.

  1. C’est ce soir. "

Cela, il le savait aussi.

Mais Sheller, ce qu’il voulait savoir, c’était s’il pouvait l’avoir, elle, avant de la céder au vampire. Ainsi donc, il était venu comme ça, pour voir ce que ferait son petit serviteur, pour lui donner ce qu’il voulait. Non mais franchement !

Il aurait bien aimé connaître la raison de ce souhait. Sheller était juste un pervers, en fait ? Il voulait se repaître de la jeune fille, avant ? C’était cela ? Serait-ce cela, la dernière requête qu’il émettrait, avant d’enfin les laisser en paix, sa mère et lui ? Qu’il organise un viol ?

" Allons, Draco, vous êtes bien pâle, fit Sheller doucereusement. Cette mauvaise liqueur vous est montée à la tête ? "

Malfoy lui sourit de façon parlante.

Qu’il aille au diable, ce bouffon !

Oui, il était sous l’emprise de l’alcool, et il aurait bien aimé pouvoir savourer son état en paix, à savoir ne penser à rien, se laisser envahir par les visions glauques du feu, s’imaginer loin de tout cela, se dire que tout serait si simple sans cet immonde sorcier, juste penser à dormir jusqu’à en mourir.

" - Je peux savoir ce que vous voulez de moi, encore ? fit-il en se levant, sans vaciller, pour prendre le coffret sur la table basse.

  1. Vous ne comprenez pas ? Je ne connaîtrai jamais sa saveur… Ignorez-vous donc ce que c’est, le goût du sang, non, celui de la pureté ?
  2. Ouais, bin, y’a des tas de vierges en Angleterre " grogna Draco en refermant le coffret de la liqueur.

Il ne comprit pas bien la formule employée par Sheller, mais il se retrouva propulsé à l’autre bout du salon ; il se cogna la tête sur le sol et l’étourdissement dû à la douleur lui souleva l’estomac. Il se releva difficilement, la main sur le front, un malaise lui tordant les entrailles.

L’autre le regardait d’un air plus que mauvais, sa baguette à la main, la tenant nonchalamment, comme s’il se prenait pour le maître châtiant son vassal. Puis il vint vers lui, s’amusant à balancer sa baguette du bout de ses doigts.

" Petite vipère… " fit-il entre ses dents.

Il se planta devant lui, et leva lentement la main, pour la refermer sur sa gorge ; Draco en eut le souffle coupé sur le coup, puis l’autre desserra son étreinte, juste de quoi le laisser respirer. Le jeune homme n’aura jamais pensé ce dandy capable d’un tel geste, mais en regardant dans ses yeux, il ne voyait rien d’autre que le vice, dans sa forme la plus pure. Il y avait une ressemblance avec son père, dans ce regard, cette détermination à faire le mal, quoiqu’il advienne. Le mal ? Quelle rigolade, oui !

" - Je peux vous écraser la tête d’un seul coup de talon, petit vipère, siffla Sheller en gardant le même calme froid, sans ciller un instant. Je croyais que vous l’aviez compris… La dernière chose qu’il vous reste, votre mère, ou votre dignité, je ne sais pas, vous pouvez les perdre, si j’en ai l’envie. Vous n’avez pas envie de vous retrouver tout seul, n’est-ce pas ? Avec pour seule compagnie, le fantôme de votre cher père… Ou son sang sur vos mains…

  1. Ah, oui, c’est vous qui me parlez de sang sur les mains ? "

Les doigts de Sheller se serrèrent d’un coup. Oh mais qu’il le tue, à la fin ! Sa lâcheté y trouverait une délivrance, c’était certain. Mieux que le suicide et une meilleure place au Ministère.

Les yeux bleus de Sheller étaient froids comme l’acier. Comme les siens. Mais ils parlaient assez clairement.

" Je la veux, ce soir, est-ce clair ? dit-il pour y ajouter plus de poids. Sinon, j’irai m’amuser autrement, peut-être moins proprement… "

Draco fit alors un sourire que Sheller ne sut expliquer.

Le jeune homme posa ses doigts sur le poignet de celui qui le tenait, et il serra lui aussi ; il fit un pas en avant, en lui faisant lâcher prise, et il serrait à lui broyer les os. Dans ses yeux gris, la même froideur. Oh, certes, il n’avait pas sa puissance et ne commandait pas la même magie, mais il n’oubliait pas qui il était, qui était son père.

" Allez-y, servez-vous de votre baguette, dit-il avec détermination, l’invitant d’un geste de sa main libre. Faites ce que vous voulez, je vous en prie. "

Sheller lui rendit son sourire, bien qu’il ne veuille pas vraiment exprimer la même chose.

" Vous n’êtes qu’un gamin. Quand j’en aurai fini avec eux, je reviendrai m’occuper de vous, et peut-être aussi que je dégusterai votre chère maman… "

Malfoy le lâcha.

Dans un petit rire mesquin tout à fait approprié, Engel Sheller disparut en transplanant. Puisque son petit serviteur minable le laissait tomber, et bien soit, il irait chercher la fille lui-même, et ensuite, il repasserait par ici, il l’avait dit.

Le jeune sorcier prit une grande inspiration, et expira longuement, comme pour essayer de retrouver le calme ; il sentait ses mains trembler sous l’effet de la nervosité, et l’absinthe semblait vivante dans son estomac. Il lui fallut un long moment de lutte contre elle, pour qu’elle comprenne qu’elle resterait en lui. C’était lui, le maître en cette maison !

Il se baissa, ramassa le coffret disloqué, qu’il remit en état d’un coup de baguette magique – comme c’était pratique – et alla le ranger dans le coffre à spiritueux. Puis il se dirigea vers la porte dérobée de son bureau, dans lequel il s’enferma pour réfléchir. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter pour le moment ; Sheller ne reviendrait pas avant le surlendemain. Là, il avait surtout envie de se faire oublier, et s’il l’avait pu, il aurait demandé aux murs de l’avaler.

Sa conduite était inqualifiable. Livrer une fille à ce monstre… Quelle honte ! Il déshonorait le nom des Malfoy !

Oh, non… Bien au contraire, il mettait en avant la plus honorable qualité de cette famille. Faire le mal ! Il n’était pas Draco Malfoy pour rien. Il avait certes passé son père au fil d’une épée, mais… C’était Lucius ou lui. C’était un duel, n’est-ce pas ? Il avait eu plus de chance, c’était tout ! Maintenant, il fallait bien redorer ce blason tombé dans la poussière. Et si Sheller voulait la fille, qu’il la prenne !

Et si les murs voulaient bien l’avaler, cela lui aurait rendu un grand service… Comme cela, il n’aurait plus à supporter les pleurs de sa folle de mère, ni ses silences ridicules, il serait enfin en paix. Il serait lui. Draco, fils de Lucius.

L’absinthe lui avait singulièrement ouvert l’esprit.

Bien sûr, il était Draco, il n’avait pas besoin de fardeau, il était libre, il n’avait pas assassiné son père, il s’en était libéré. Tout comme il se libèrerait de cette mère qui ne lui avait jamais servi à quoi que ce soit. L’avait-elle aimé, au moins, son fils unique ?

Marchant comme dans un rêve, Draco Malfoy sortit de son bureau, sa baguette magique à la main, et monta à l’étage. Il avait l’impression que tout tanguait autour de lui, comme si le tapis sur lequel il marchait était vivant et ondulait sous ses pas, comme si les murs se gonflaient, sous le rythme d’une respiration animale, il avait lui-même l’impression de se fondre dans le sol ; il était en sueur, il avait du mal à respirer, le sang bourdonnait à ses tempes, il avait du mal à contenir les spasmes de son estomac qui se révoltait. Ces sensations étaient intolérables, tellement humaines.

Il s’arrêta devant la porte de la chambre de sa mère ; légèrement entrouverte, elle laissait s’exhaler un parfum de fleurs – des roses, ou des lys, il s’en moquait bien, maintenant. Il n’avait qu’à pousser le battant pour entrer ; il savait qu’il n’y aurait personne d’autre qu’elle.

Narcissa dormait, ou semblait dormir, allongée sur une bergère, à peine couverte par une couverte douce et légère. Des boucles de ses cheveux blonds retombaient sur sa joue, et elle tenait, serré dans sa main blanche, un mouchoir de dentelle. Dans son sommeil, elle n’avait rien d’une folle. Elle n’était pas folle. Elle avait juste beaucoup de chagrin, elle était malheureuse. Elle devait se sentir si seule… Mais Draco ne laisserait pas Engel Sheller la toucher. Jamais. Il ne l’aurait pas, elle.

Il vint s’agenouiller près d’elle, pour la regarder une dernière fois. C’était la seule chose qui était claire dans son esprit. Elle. La chair qui l’avait fait, lui. Il se pencha pour baiser son front et se releva.

La baguette tomba sur l’épais tapis, à ses pieds. Il ne pourrait pas le faire. Pas comme cela. Il ne pouvait pas la tuer comme un vulgaire Mangemort, pas avec ce sort qui avait pris tant de gens. A peine eut-il fini de se le dire, que ses mains se posaient sur le cou gracile de sa mère, et se mettaient à serrer, serrer, serrer…

Elle ne se débattit pas, ou à peine, comme si ce n’était qu’un cauchemar. Elle n’ouvrit pas non plus les yeux. Peut-être ne voulait-elle pas voir le visage de celui qui la tuait. Elle le laissa faire avec un tel abandon, que Draco sentit son cœur se tordre.

Il recula brusquement, pris d’un doute affreux : elle n’avait jamais eu la force de se suicider ? C’était cela ? N’y avait-il pas cette larme, qui venait de se détacher de ses cils ? Cette larme… Il n’en avait jamais rien su.

Maintenant que plus rien ne le retenait ici, il pouvait s’en aller. Maintenant, il pouvait faire ce qu’il devait, depuis le début.

Il était un Malfoy, n’est ce pas ?